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Lire en musique (Derek Fiechter & Brandon Fiechter, Dreadmoor) :
Pourquoi est-ce que j’utilise le genre du fantastique dans mes histoires et mes ambiances et en quoi peut-il t’aider à reconnecter à ta liberté personnelle ? C’est ce que j’ai envie d’aller creuser ensemble dans cet article, en allant d’abord 1/rencontrer le genre lui-même (qu’est-ce que le fantastique ?), pour ensuite 2/te présenter ma propre expérience du fantastique (comment est-il entré dans ma vie ?) et 3/terminer avec l’usage que j’en fais dans mes créations (livres et ambiances) pour t’offrir une exploration de toi-même et du monde insolite, profonde et libératrice.
CHAPITRE 1 : UN PETIT TOUR DANS L’HISTOIRE
Qu’est-ce que le fantastique ?
Hésiter entre la logique et le surnaturel
Pour Tzvetan Todorov, théoricien de la littérature, le coeur du fantastique se trouve « dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons » et où « se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier ». En gros, dans un récit fantastique, il arrive des événements étranges au personnage principal (mettons : il voit une forme dans la nuit qui ressemble à celle d’un fantôme). Ces événements l’obligeront à s’interroger et à trouver une explication à l’étrangeté de la situation : une bonne part de son aventure va être de découvrir si l’étrangeté de l’événement relève « d’une illusion de sens, d’un produit de l’imagination » (le fantôme est en réalité l’ombre d’un voisin) et dans ce cas les lois de son monde restent inchangées, ou s’il s’agit plutôt d’un phénomène surnaturel (le fantôme est bien un revenant), et alors les lois de son monde s’en trouvent bouleversées car elles seraient tout à coup régies par des lois inconnues de lui, donc aussi de nous, lecteurs.
Autrement dit, c’est le fait d’être face à un phénomène étrange et d’hésiter, pour l’expliquer, entre une cause logique, naturelle, rationnelle et une cause de type surnaturelle, qui crée l’effet du fantastique. Une fois que l’explication est donnée, le fantastique côtoie d’autres genres selon Todorov : celui de l’étrange, du policier à énigmes par exemple, en cas d’explication logique d’événements étranges, et celui du merveilleux en cas d’explication surnaturelle qui demande d’admettre de nouvelles lois de la nature.
Quelques exemples connus de la littérature fantastique t’aideront sans doute à encore mieux capter l’essence du genre :
> Dans le roman Dracula de Bram Stroker (1897), un jeune clerc de notaire est envoyé dans une région reculée de Transylvanie pour conclure une transaction immobilière avec le comte Dracula. En chemin, il entend beaucoup de rumeurs plutôt inquiétantes au sujet du comte et de son château. Le héros choisit de ne pas écouter les villageois, mais un doute s’installe.
> Dans l’Etrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde de Robert Louis Stevenson (1886), différents personnages sont confrontés au comportement étrange et brutal d’un certain Hyde, sans trop savoir s’il s’agit d’un rustre ou d’un monstre sorti tout droit des enfers.
> Les Aventures d’Alice au pays des Merveilles de Lewis Carroll (1865) présente la petite Alice qui, alors qu’elle est en train de s’ennuyer à la campagne anglaise, aperçoit soudain un lapin blanc galopant qui se parle à mi-voix en sortant une montre de la poche de son gilet. « Alice se dressa d’un bond, car, tout à coup, l’idée lui était venue qu’elle n’avait jamais vu de lapin pourvu d’une poche de gilet, ni d’une montre à tirer de cette poche ».
> Le tome 1 de la saga Harry Potter relève aussi du fantastique, lorsque dans les premiers chapitres du livre le jeune Harry habite un quartier résidentiel très « normal » au sein duquel commencent à arriver des événements pour le moins étranges : des hiboux qui amènent le courrier, un serpent qui parle à travers la vitre de son enclos, une invitation à entrer dans une école de sorciers… Harry aimerait croire à cette magie, mais son oncle lui assure fermement que « la magie, ça n’existe pas ». N’est-il pas juste un garçon bizarre qui s’attire des ennuis abracadabrants ?
> Il existe aussi une catégorie de récits où le fantastique n’est plus représenté par un élément qui surgit dans un monde « normal » mais où il devient la règle même de ce monde.
En voici un exemple, tiré d’un texte de Sartre : « Je m’assieds, je commande un café-crème, le garçon me fait répéter trois fois la commande et la répète lui-même pour éviter tout risque d’erreur Il s’élance […] Enfin, un quatrième [serveur] revient et dit : “Voilà” en posant un encrier sur ma table. “Mais, dis-je, j’avais commandé un café-crème. Eh bien, justement” dit-il en s’en allant ». Ici, l’étonnement face à des phénomènes étranges subsiste, mais le monde lui-même est devenu étrange, entrant dans une logique onirique. On retrouve ce climat surnaturel à la croisée du rêve chez les peintres surréalistes et chez les auteurs d’Amérique latine (chez qui le fantastique appartient au genre du réalisme magique).
Ainsi, le fantastique peut englober une histoire en entier ou survenir à différents moments du récit. Il apparaît lorsque les lois du monde réel de l’histoire sont mises en doute. L’histoire peut donc être de type fantastique et se dérouler dans notre monde réel à nous (comme dans Dracula par exemple qui se déroule dans la Roumanie du XIXe siècle) ou bien dans un monde imaginaire différent du nôtre mais dans lequel survient aussi un phénomène étrange (c’est le cas par exemple du tome 3 d’Harry Potter : le monde des sorciers est devenu le monde imaginaire familier des personnages (et des lecteurs) et lorsque Harry dit à ses amis avoir aperçu un grand chien noir derrière des buissons, on lui parle du Sinistros, une créature spectrale qui présage une mort prochaine. Ses amis ont des réactions inverses : Ron en est terrorisé mais Hermione affirme qu’il ne s’agit que d’une légende).
Une atmosphère particulière
Le genre du fantastique est aussi très relié à certaines émotions que le personnage sera mené à ressentir durant son aventure. Ces émotions le mènent à réagir d’une certaine manière, et le lecteur va lui aussi les ressentir durant sa lecture.
Il suffit d’intégrer un élément étrange pour changer l’atmosphère d’une scène et orienter l’émotion du lecteur par exemple. Je t’invite à observer ce phénomène en contemplant les images qui suivent, toutes deux représentant une partie de l’oeuvre Trophées de Gerhard Glück.
Compare les deux images et note ce que tu ressens face à chacune d’entre elles. La seconde change-t-elle ta perception de la première ?
L’image de gauche peut donner une impression de normalité, dans le sens où on retrouve un personnage masculin probablement en train de poser devant l’objectif, dans une pièce qui pourrait être sa salle de séjour. Dans celle de droite, quelque chose s’est ajouté au décor : un chien sur un canapé, une collection de squelettes au mur… Tout à coup, l’ambiance n’est plus la même. Il s’est comme glissée une anomalie dans l’image, qui pourtant représente encore un homme dans son salon en train de poser devant l’objectif. C’est subtil, c’est de l’ordre d’un ressenti, d’une vague émotionnelle qui te conduit à t’interroger avec une curiosité mêlée de frayeur sur ce qui se passe vraiment ici. L’homme, le chien et les cerfs squelettiques nous fixent tous à l’unisson et on en vient à se demander s’il s’agit vraiment d’un décor de photographie ou si nous ne sommes pas les intrus dans la scène, embarrassés et piégés.
Quand on se retrouve face à un phénomène étrange qui échappe encore à notre entendement, on a généralement deux réactions possibles, parfois qui se suivent : on va 1/tenter de se convaincre qu’il y a une explication logique quelque part et/ou 2/commencer à s’effrayer de ces étrangetés.
Comment te comportes-tu dans de telles situations ?
En structure narrative, cette réaction fréquente de rejet d’une réalité nouvelle et encore confuse correspond à l’entrée du héros dans le Nouveau Monde. En général, le héros est habitué à évoluer dans sa zone de confort (son monde initial) et lorsqu’un événement inhabituel vient chambouler ses habitudes, sa première réaction va être de se protéger de cette nouveauté (et ce même s’il l’avait souhaité à l’origine), soit en la niant, soit en se trouvant de très bonnes excuses pour l’ignorer.
Le cerveau aime le connu et catalogue tout ce qui sort de nos habitudes et de notre compréhension de « danger potentiel ». Ces nouveautés nous demandent de lâcher le contrôle et l’apparente sûreté de notre zone de confort pour « aller voir ». Une frontière se dresse alors entre le connu et l’inconnu, le familier et la nouveauté, et il est parfois difficile de la franchir (c’est ce qui fait que beaucoup de nos rêves et de nos désirs restent à l’état d’idées et non de réalités).
Dans un récit fantastique, le héros se protège inconsciemment de ces phénomènes perturbants, soit par la raison, soit par la frayeur, dans un but similaire de ne pas pousser l’expérience plus loin.
C’est n’importe quoi. J’ai dû rêver. Ce sont des balivernes. (Lève les yeux au ciel et reprend son chemin)
Mon dieu que se passe-t-il ? (Prend ses jambes à son cou)
Le héros a parfois besoin de se retrouver plusieurs fois face au même phénomène étrange pour enfin cesser de faire l’autruche et le considérer vraiment.
Le climat particulier propre au fantastique découle donc de cette tension vécue par le héros face à l’inexplicable, à l’incroyable, à l’inacceptable. On plonge dans un mélange d’inquiétude, de fascination, de curiosité et d’anxiété, et certaines histoires peuvent d’ailleurs verser dans l’horreur (à l’instar des récits de H.P. Lovecraft) ou au contraire dans de l’insolite humoristique, voire de l’absurde (tel Le Nez de Gogol).
Comme des événements étranges surviennent dans l’histoire fantastique sans qu’on sache exactement pourquoi ou ce qu’ils sont réellement, l’intrigue joue souvent un grand rôle et entretient le suspens tout au long du récit.
La nature de ces événements va également influer sur la forme du récit : il peut être de forme plutôt spectaculaire (on est face à un monstre comme dans le Frankenstein de Mary Shelley) et donc induire des aventures et des péripéties, ou plus mystérieuse et allusive (comme face à la peinture maudite du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde) au profit d’un récit plus intellectuel.
En général, le lecteur (toi) n’en sait pas plus que les personnages. Il hésite avec eux et il s’intègre donc au monde des personnages, ressentant leurs émotions, leurs interrogations, leurs peurs et leur courage face à l’inconnu et à l’incroyable, ce qui est puissant en terme d’exploration personnelle : tu vas naturellement transposer dans ta vie à toi tes propres capacités à affronter l’inconnu et à prendre ta place parmi les croyances des autres .
Les émotions générées par un récit fantastique sont proches de ce que Freud appelle « l’inquiétante étrangeté » (das Unheimliche en allemand) : ce sentiment effrayant et intrigant qui nous saisit quand on se trouve face à une situation à la fois familière et étrange, qui reflète souvent les peurs tapies dans l’inconscient. Ou quand « ce qui doit rester caché » surgit dans un climat familier. En fait, le climat effrayant d’un récit fantastique tient en premier lieu, comme le souligne Michel Viegnes, à ce qu’il lance un défi à la raison du lecteur, aux certitudes qui constituent son monde depuis (presque) toujours.
Todorov distingue d’ailleurs les phénomènes ambiguës du fantastique (qui nous font hésiter sur leur nature logique ou surnaturelle) des phénomènes surprenants du genre de l’étrange : des faits qu’on reconnaît « explicables » mais qui sont tellement insolites, choquants, incroyables qu’ils génèrent des émotions similaires chez le personnage et le lecteur (ce fameux what the fuck ?! Haha).
C’est le cas par exemple quand un personnage rêve d’une déesse la nuit et se retrouve nez à nez le lendemain avec une femme qui ressemble à sa vision.
Ou lorsqu’un enfant de quatre ans à peine développe un tel talent pour la musique que cela déconcerte ses parents (bonjour Mozart!).
Ou encore si notre voisin se met soudain à hurler comme un fou et à détruire tout ce qu’il trouve sur son passage.
Je ne fais personnellement pas de distinction nette entre le fantastique et l’étrange car pour moi, ils nous plongent chacun dans un climat similaire et nous entraînent dans une expérience des limites : de ce qui est acceptable ou non, normal ou non, croyable ou non et, ce faisant, nous amènent à questionner ce qu’on considère comme « réel » et comme « impossible ». Tu verras en quoi ce rapport aux limites et à la réalité est puissant en terme de transformation personnelle dans la partie 3 de cet article.
D’où vient le fantastique ?
Du gothic novel au conte romantique
On considère en général le courant des romans gothiques anglais comme étant à l’origine de la littérature fantastique européenne, avec des histoires comme Le Château d’Otrante de Horace Walpole (1764), Melmoth de Charles Maturin (1820) ou encore Les Mystères d’Udolphe de Ann Radcliffe (1794). On y retrouve les motifs du surnaturel tel que le vampirisme, la malédiction, le pacte diabolique, les lieux sinistres. À la même époque, des auteurs allemands tels que E.T.A. Hoffmann et Ludwig Tieck fondent le genre du fantastique romantique. Intéressés par le monde de l’inconscient, par la part non rationnelle de l’esprit humain, ces auteurs valorisent l’émotion, la subjectivité et l’imaginaire dans leur récit fantastique, allant à la rencontre du rêve et de ses dérivés (états modifiés de conscience, hallucinations, visions, dédoublement de la personnalité) et interrogeant par ce biais les rapports entre rêve et réalité.
Ainsi, le fantastique apparaît aux environs de la moitié du XVIIIe siècle en Europe. Pourquoi pas plus tôt, quand on sait que le genre du merveilleux remonte à la nuit des temps (via les contes et les mythes notamment) ? Je trouve la réponse très intéressante : comme le fantastique suppose l’irruption d’un élément surnaturel jugé étrange, inhabituel, incertain dans un monde ordinaire « rationnel », cela sous-entend que la culture en place a arrêté de croire au surnaturel. Or, avant la philosophie des Lumières, la culture européenne admet le surnaturel dans son système de pensées, il n’y a donc rien d’étrange ou d’angoissant à se retrouver face à un revenant ou à parler avec une apparition divine. C’est lorsque ces croyances sont remises en cause et que la raison est promue au rang des grandes vérités que le climat dérangeant du fantastique peut faire son oeuvre.
De plus, le fantastique représente souvent un espace de liberté pour ses auteurs, lesquels peuvent s’exprimer via le surnaturel sur des sujets tabous de leur époque, censurés par la morale officielle, tels que l’homosexualité ou le désir charnel.
CHAPITRE 2 : MA DÉCOUVERTE DU GENRE
Laisse-moi maintenant te raconter ce qui a créé ma rencontre avec le genre du fantastique. À mes yeux, tout est rencontre et connexions, et les coups de coeur qui marquent notre chemin n’arrivent pas sans raison.
Je me souviens avoir été fascinée depuis petite par l’imaginaire ; par ce qui côtoie le mystère, l’étrange, l’inattendu. J’avais la tête plongée dans les récits de fantasy, les contes de fée, les légendes et les mythes. Quand on m’a initiée à la culture chrétienne par exemple, je me sentais plus attirée par le mystère des récits bibliques que par mon rapport à Dieu haha.
Pour moi, tous ces récits fabuleux renfermaient quelque chose de fascinant, de magique, que je mourais d’envie d’expérimenter par moi-même. Je me disais « s’il existe de tels phénomènes merveilleux dans les livres, pourquoi ce ne serait pas le cas dans notre monde ? Et s’il existait une forme de magie qu’un grand nombre de gens avait juste oublié ? ». Bien sûr, les adultes à qui je partageais ma pensée n’étaient pas très convaincus, mais certains de mes amis en revanche acceptaient de s’ouvrir à l’éventualité de mystères magiques à découvrir et on partait dans des explorations grandeur nature au sein de forêts ou de couloirs inconnus.
Je percevais une forme de « mystère magique » dans les recoins sombres, les forêts touffues, les secrets que les gens semblaient transporter avec eux, mais… je ne trouvais jamais rien de concret pour appuyer mon ressenti et prouver aux autres que le monde était bel et bien extraordinaire.
En grandissant, je me suis rangée malgré moi à l’avis général des adultes que « la magie était dans les livres ». Et j’assouvissais ma fascination pour les mystères en me mettant à écrire des histoires où des événements surprenants s’invitaient dans le monde réel (sans savoir qu’il s’agissait là du genre fantastique) et en voyageant dans des endroits du monde qui m’intriguaient et m’émerveillaient, comme les pyramides mayas au Mexique ou la mythique forêt de Brocéliande en Bretagne qui aurait abrité des druides et autres êtres surnaturels en des temps reculés. J’ai aussi étudié tout ce qui constitue les croyances des peuples au fil de l’Histoire (les religions, les cultures, les mythes, et notamment la place et l’usage de la magie en société). Durant mes recherches, j’ai remarqué que l’humain n’avait jamais cessé de connecter à une forme de sacré et de magie, que celle-ci se trouve dans la nature ou dans les cieux, et qu’un des moyens fréquents d’entrer en contact avec elle passait par l’art.
D’où ma fascination pour les artistes de ce monde, qui touchaient pour moi à quelque chose de profond et de mystérieux en se mettant à créer à partir de leur inspiration, voire de leur âme. [À lire aussi : L’art sacré : comment je vois l’art au service de l’humain].
Alors je me suis mise à étudier l’histoire de l’art et la littérature. L’un de mes cours était consacré à la littérature fantastique et c’est là que j’ai vraiment mis des mots sur cette façon d’approcher le monde qui m’interpellait et me parlait profondément.
Faire intervenir des événements étranges dans notre monde, brouiller la frontière entre réel et surnaturel pour questionner nos croyances…
Ça correspondait très bien au rapport que j’entretenais depuis petite avec le monde, à savoir un espace familier et pourtant mystérieux, qui renferme sûrement des tas de merveilles dont on n’a même pas conscience, même si presque tout le monde prétend le contraire.
C’était comme si le fantastique me murmurait de valider mon ressenti.
Fais confiance au regard atypique que tu portes sur ce monde.
Autorise-toi à aller explorer ce monde sans rester prisonnière des normes et des à-priori des autres.
Ouvre-toi à cette magie que tu ressens sans pouvoir l’expliquer et laisse-toi surprendre par ce que tu découvres.
Alors, j’ai exploré.
En continuant de créer des histoires où le surnaturel s’invite dans le monde réel, en continuant d’étudier la manière dont les gens se sont parfois coupés de certaines croyances pour en ériger d’autres, et en continuant de voyager en m’ouvrant aux atmosphères des lieux qui me fascinent.
J’en ai construis un regard encore plus affirmé sur ce monde (qui continue d’évoluer avec moi) et un désir profond de transmettre cet enseignement à travers mes créations.
CHAPITRE 3 : MON USAGE DU FANTASTIQUE
Comment je considère le fantastique et ses genres voisins (que j’utilise dans mes histoires) ?
Passons maintenant à ma façon plus personnelle d’aborder et d’utiliser le genre du fantastique dans mes histoires.
J’aborde le genre surtout sous trois angles différents : 1/le surnaturel, 2/l’équilibre des éléments et 3/le mystère.
1/Le surnaturel
Le surnaturel est par définition ce qui n’appartient pas aux lois de la nature, à un système d’explication rationnel. L’un de ses synonymes est « occulte », soit « qui est caché et mystérieux, en raison de sa nature inconnue ou non dévoilée »1. En tant que tel, il symbolise pour moi ce qui se tient en dehors des normes, des règles établies, et qui invite à dépasser ces dernières, à reconsidérer les possibilités qui s’offrent à nous dans la vie de tous les jours.
On en reparle davantage plus bas, dans ton rapport aux limites et ta façon de percevoir ce monde.
Le thème de la magie, avec ses sortilèges, ses grimoires et ses pratiquants (mages, sorciers & co.), est génial pour symboliser ce surnaturel et mettre le lecteur en connexion avec les possibilités de la vie, que l’on juge si souvent inatteignables ou impossibles. Ma trilogie Au-delà des bornes par exemple place quatre jeunes amis d’enfance au coeur d’une intrigue étrange, où un livre de magie et des phénomènes paranormaux s’inviteront dans leur quotidien et les obligeront à prendre position face à une magie secrète et oubliée, à la fois puissante et ambiguë.
2/L’équilibre entre les éléments
Dans le fantastique, les frontières se floutent et les séparations communément admises entre les choses ne sont plus si évidentes.
Un appartement peut devenir étrangement vivant, avec sa propre personnalité.
Un personnage peut se fondre dans un objet en le contemplant.
L’âme d’un musicien peut habiter le corps d’un personnage dès que celui-ci chante ses chansons…
Les objets eux-mêmes peuvent devenir étrangement fantastiques. Ils sont alors le support des projections des personnages de l’histoire, ceux-ci les investissant de leurs désirs les plus fous ou de leurs pires cauchemars2. Les plus connus de la littérature fantastique étant sans doute le miroir, le tableau, l’anneau ou encore le masque. Dès le tome 1 de ma trilogie Au-delà des bornes, le collier que possède Nadia, l’héroïne, se charge d’une forme de mystère insondable, puis de puissance ambiguë qui peut tantôt éblouir tantôt détruire, en fonction du rapport que l’héroïne entretient avec le monde et de la manière dont elle choisit de se placer dedans.
De manière générale, j’accorde une importance similaire à toutes les parties de mon histoire : autant les personnages, l’intrigue, les thématiques, que les décors, les symboles et les atmosphères, participent au message et à l’énergie de l’oeuvre.
Cette attention portée à la fois à la structure globale de l’histoire et à chacun de ses éléments vient sans doute de mon regard sur ce qui permet à l’humain de mieux se vivre (je t’explique) : à mes yeux, on ne peut pas prendre sa place dans ce monde si on continue à lutter à l’intérieur de soi ; si on continue à vouloir séparer les parts de soi qu’on juge convenables et celles que l’on juge honteuses, à cacher, à oublier. S’affirmer, tracer sa propre voie et incarner qui on est demande de passer par une exploration de soi-même, curieuse et courageuse, pour partir à la rencontre de toutes ses parts et, peu à peu, initier une reconnexion entre elles. Afin de se sentir à nouveau entier.es, vivant.es, présent.es à ce monde.
Ainsi, en brouillant parfois les frontières entre réel et imaginaire, en donnant une importance similaire à tous les éléments de mon histoire, je te connecte via ton inconscient à l’importance de cette reconnexion intérieure.
Quand tu entres dans le quartier de Merlinde au tome 1 d’Au-delà des bornes, tu ne visites pas simplement un quartier résidentiel : tu pénètres avec les héros dans un territoire inconnu, nouveau, mystérieux, dont chaque élément symbolise le thème du récit, à savoir la manière dont Nadia approche la réalité à ce moment précis de l’histoire, perdue dans sa recherche de l’aventure idéale pour enfin se sentir exister et vraiment regardée.
De même dans mes ambiances (mes créations qui mêlent couleurs, sons, images et textes). Si le genre du fantastique se retrouve en littérature, il est tout autant présent dans les arts visuels comme la peinture, le dessin ou la photographie, et même dans la musique à travers les émotions que celle-ci peut véhiculer. De manière générale, si l’art est capable de représenter « la réalité des choses », il est aussi souvent un moyen d’aller au-delà du monde perçu, pour montrer ou faire sentir « ces choses qui sont derrière les choses » [À lire aussi : L’art sacré : comment je vois l’art au service de l’humain]. Quand le fantastique s’invite dans les arts visuels, il met en avant des images ou des effets visuels qui suscitent l’étonnement, le choc, la curiosité, la fascination.
Une image peut, comme on l’a vu avec le genre littéraire, être fantastique par son sujet même (La lampe du diable du peintre Goya par exemple, par des rapprochements inattendus (comme la peinture surréaliste Les Vacances de Hegel de René Magritte qui pose un verre d’eau sur un parapluie ou encore par le climat étrange qui s’en dégage (à l’instar des photographies nocturnes de Paris de George Brassaï. L’image raconte d’ailleurs aussi un récit dans le sens où le regard du spectateur sera amené à reconstituer l’ensemble de l’image à sa façon, en allant d’un élément à un autre.
Quand je crée mes ambiances, à savoir des univers immersifs constitués de couleurs, de formes, d’images et de récits autour d’une thématique définie (et parfois, dans le cas d’ambiances personnalisées, de ta propre histoire), je vais utiliser l’énergie du fantastique de plusieurs façons :
> En rapprochant des formes, des couleurs ou encore des sons de manière intuitive. Cet assemblage peut, parfois, paraître surprenant au premier abord.
> En créant un climat qui intrigue, effraye et fascine en mode « mystère à explorer ».
> Parfois, directement à travers certaines images et certains récits qui mettent en scène des êtres ou des faits surnaturels.
À chaque fois, l’idée est de t’entraîner dans un espace intrigant et inspirant où le réel, le rêve et l’étrange se mêlent pour questionner tes propres limites intérieures et le regard que tu portes sur toi et sur ce monde.
3/Le mystère
Le mystère, pour moi, est cette chose qui reste difficile à comprendre, à expliquer, à appréhender, mais qui n’est pas forcément impénétrable. C’est quelque chose d’encore secret, insaisissable, difficilement traduisible par des mots ou par un raisonnement mental, et qui nous attire, nous interpelle. En cela, le mystère relève plus du ressenti qui va directement toucher le coeur, bien davantage que la tête (même si l’esprit aura envie de comprendre, d’élucider l’énigme).
Ce que j’adore avec le fantastique, c’est qu’il permet d’entrer dans un espace tout à coup moins net, moins certain : on ne sait plus si on est dans la réalité ou dans un rêve, si on se trouve face à un phénomène explicable ou surnaturel. Cette « inquiétante étrangeté » donne souvent la sensation au lecteur de ne pas tout comprendre de la situation.
Lorsqu’une situation n’est pas claire, lorsqu’il reste des bouts inexpliqués, on va utiliser notre raisonnement pour trouver des réponses. Mais lorsque celui-ci échoue, on va utiliser notre imagination en nous mettant à interpréter la situation à notre manière.
L’imagination est bien cette « fonction de l’irréel » qui nous donne l’expérience de l’ouverture et de la nouveauté3. Elle permet d’aller « au-delà » d’un raisonnement bloqué par exemple.
Alors, quand une histoire fantastique ne donne pas les clefs de l’énigme, le lecteur est obligé de combler lui-même ces imprécisions ou ces doutes ; il reprend ainsi son pouvoir et décide lui-même de la manière dont il percevra la situation.
Dans ma nouvelle Murmures, l’origine des murmures entendus par Walt, le personnage principal, n’est pas clairement définie. Cela te laisse l’espace, en tant que lecteur, de tirer ta propre interprétation de l’événement et d’en faire une explication qui te convient, qui te porte, et qui t’inspire pour la suite de ton chemin.
Le plus important, à mon sens, est moins de comprendre ce que tu as devant les yeux que de ressentir cette fascination, cet appel, pour ce qui se présente devant toi et de te laisser l’opportunité de t’ouvrir à cette expérience, sans forcément chercher à l’analyser. Je te propose d’ailleurs maintenant de t’interroger sur les types d’images, d’histoires ou encore de sujets en tout genre qui t’intriguent, t’appellent, sans que tu ne comprennes très bien pourquoi.
Personnellement, je peux le ressentir devant des citations ou des images dont le contexte m’échappe, dont le sens même ne m’est pas très clair, mais qui provoquent en moi un plaisir, un intérêt. Je sens alors que quelque chose s’ouvre dans mon corps, que mon énergie circule et que, d’une façon ou d’une autre, cette rencontre avec ce bout de phrase ou cette image est en train de me nourrir de l’intérieur.
Je le ressens aussi souvent quand je réfléchis au sujet des dinosaures, des pyramides égyptiennes, mais aussi des corbeaux et des figures mythologiques. Chacun à leur niveau me fascine et je sais qu’ils ont des choses importantes à m’apporter pour la suite de mon chemin.
Le fantastique et ses conséquences
Autant l’aspect surnaturel que mystérieux d’un récit vont provoquer des réactions particulières chez le lecteur : la surprise, l’incompréhension, la curiosité, une forme de peur et d’envie d’en savoir plus. Il y a comme un détachement avec le présent, avec notre vie ordinaire de tous les jours puisqu’on débarque dans un autre univers (dans le cas de la fantasy) ou dans une ambiance différente de ce qu’on connait d’habitude (fantastique).
Ceci aura plusieurs conséquences :
> En quittant sa réalité, le récit offre au lecteur une nouvelle paire de lunettes à partir de laquelle observer et appréhender le monde autrement, sous un regard neuf.
> En étant plongé dans un contexte dont il faut percer le mystère, le lecteur se retrouve dans une sorte de réalité floutée, imprécise et il doit utiliser son imagination pour faire le pont entre ce qui est décrit et ce qu’il ressent.
En peinture, ce procédé pourrait s’apparenter à la technique du sfumato, telle qu’employée par De Vinci avec sa Joconde : plutôt que de peindre tous les détails du visage de Mona Lisa, De Vinci utilise une superposition de strates de peinture qui contiennent chacune de moins en moins de pigments. Résultat : le spectateur ne distingue pas nettement les contours des yeux ou de la bouche de Mona Lisa, mais il peut les deviner. Pour Alberto Angela, De Vinci a conservé une part de mystère à ces endroits du visage car c’est ici précisément que l’on perçoit l’âme d’une personne. « De Vinci savait que chacun y verrait des choses différentes, car chacun y projetterait son propre état d’âme »4.
D’ailleurs, vouloir que tout soit expliqué et que tout soit logique n’est pas très porteur pour moi, tout simplement parce que ça ne correspondrait pas à la vie ! Pense à la manière dont s’écrivent tes journées, tes mois et tes années, voire même ton chemin de vie avec ses défis, ses réussites, ses imprévus, ses miracles… Tu ne saisis pas le pourquoi du comment tout de suite, parfois le sens des choses t’échappent, d’autres fois tu sens où aller sans pouvoir très bien te l’expliquer.
La vie bouge, est mouvement, tout en répondant continuellement à ce que tu émets, à la teinte particulière de ton monde intérieur (tes désirs, tes peurs, tes croyances etc). Lorsque tu commences à prendre place dans ton propre monde intérieur (dans ton corps, dans ton énergie, dans ton essence), c’est là que le monde extérieur se met à changer autour de toi et à devenir un terrain fascinant fait de découvertes, de possibilités, d’opportunités à tracer ta propre voie et à créer tes propres règles.
Dans ma nouvelle Les histoires de ta vie, j’utilise cet ingrédient du « magique dans le quotidien » pour te faire comprendre jusque dans tes cellules à quel point ta vie peut devenir belle et fascinante, dès lors que tu t’installes vraiment dans ta puissance.
C’est à cette dynamique précise que répond le fantastique de mes histoires : une vie qui bouge sans cesse, parfois surprenante et challengeante, mais qui peut aussi participer à la beauté de ce que tu construis au quotidien. Une vie qui devient une exploration profonde, riche et fascinante dans laquelle tu te sens libre, inspiré.e, vivant.e et épanoui.e.
Voyons maintenant plus précisément en quoi le genre du fantastique te permet de reconnecter à cette liberté personnelle.
Ton rapport avec le monde
Retrouver ta liberté personnelle – une liberté que, la plupart du temps, on a l’impression d’avoir perdue voire de ne jamais avoir possédée ! – va te demander d’approcher la vie autrement que selon le schéma traditionnel qui t’est présenté par la société.
En général, on naît et on grandit avec la croyance que nos options sont assez limitées dans la vie. On pense que « la vie c’est comme ça », que « les choses ne sont pas si simples ». Lorsqu’on se permet de rêver et de désirer de belles choses, on nous dit « de redescendre sur Terre ».
Ce sont quelques exemples parmi beaucoup d’autres pour te montrer à quel point ton regard sur le monde et sur toi-même est conditionné par la manière dont les autres (ton entourage, la société, les générations avant toi) le perçoive.
En vérité, je suis intimement convaincue que nous sommes bien plus capables, puissants, créateurs et inspirants qu’on a bien voulu nous le faire croire. Il y a en chacun de nous une force de vie inarrêtable, indestructible, qui peut traverser tous les défis et transformer toutes limitations en possibilités et qui peut nous faire nous sentir vivants, présents à ce monde, heureux, continuellement inspirés et portés par nos explorations quotidiennes.
Le hic, c’est qu’à force d’avoir appris à penser le monde d’une certaine façon – tu dois te plier aux règles même si elles pèsent sur ton moral par exemple -, on a fini par se croire impuissant, incompétent, piégés, incapable d’accéder au bonheur ou au plaisir de vivre. Ou, au contraire, obligé.es de suivre une certaine ligne de conduite si on veut réussir : pousser toujours plus loin, écraser les autres, verrouiller son coeur et ses émotions pour garder la tête froide…
Ces deux fréquences (se sentir petit.e et incompétent.e & se croire en obligation de dominer pour réussir) sont des freins à ta liberté personnelle. Car te sens-tu vraiment libre si des pensées et croyances continuelles te maintiennent à une place qui te fait souffrir et t’obligent à jouer un rôle, à porter un masque, à aller contre tes valeurs et désirs profonds ?
J’adore t’aider à prendre ta place dans ce monde en te montrant combien ces schémas sont douloureux, cruels, voire illogiques si tu cherches à te sentir bien, vivant.e, présent.e à ce monde. Mes histoires peuvent par exemple dénoncer la cruauté humaine (de l’ego, des croyances qui nous rendent froids, insensibles, terrifiés et prêts à tout pour réussir) pour mieux la dépasser. Dans ma nouvelle Disparition (accessible gratuitement en t’inscrivant à la newsletter), la Mort disparaît de la surface de la Terre. L’homme est libéré de son poids, mais est-il pour autant capable d’accéder au bonheur tant rêvé ?
Tu comprends dès lors que reconnecter à ta liberté personnelle te demande de réapprendre à vous voir, toi et cette vie qui t’entoure. C’est une aventure fascinante et c’est elle que tu vas découvrir à travers mes différents récits et les spécificités du fantastiques : je vais t’apprendre à dépasser les normes et les codes en vigueur dans ton monde, car en général, ils te limitent et t’empêchent de réellement prendre ta place ici bas.
Ce n’est pas forcément simple, de croire qu’autre chose est possible pour soi, ni d’accepter de lâcher le connu pour tenter autre chose. Comme ces chatons qui ont été enfermés dès leur naissance dans une pièce aux motifs verticaux et qui, une fois dehors, ne repéraient que les motifs verticaux de leur environnement5, on ne perçoit du monde que ce qu’on est prêt à en percevoir ; notre perception est donc limitée. D’où l’utilité d’avoir recours à l’imaginaire pour dépasser ces conceptions préconçues et proposer d’autres manières de se vivre et de vivre le monde.
Dans ma nouvelle Le Chapeau d’Irma (accessible gratuitement en t’inscrivant à la newsletter), de jeunes filles de bonne famille sont prêtes à tout pour briller en société – même de s’éliminer en douce pour réduire la concurrence. Cet aspect plus macabre du fantastique est une manière ici de surprendre ton raisonnement par l’exagération, l’horreur d’une situation, pour que tu percutes soudain à quel point tu es aussi dans un tel système de croyances et te donner la possibilité de choisir d’en changer.
De plus, on a le réflexe de s’attacher à ce qu’on connait (pour notre inconscient, sortir de sa zone de confort équivaut à un danger potentiel ; il fera donc tout pour nous convaincre de rester en terrain connu). Cette attitude est visible dans l’histoire de l’art : à chaque fois que des artistes se permettent de créer en dehors des courants traditionnels, le public réagit activement et souvent par des grimaces, du dégoût, des critiques. Il faut parfois des années avant qu’un nouveau procédé soit légitimé et acclamé. Pourtant, comme le remarque E.H. Gombrich6, c’est lorsque les artistes s’affranchissent de certaines conventions (par exemple, qu’une pomme doit être peinte en vert) qu’ils nous apprennent à découvrir des beautés inattendues, fantastiques, que nous n’aurions pas soupçonnées en restant dans nos habitudes.
Plus loin, il ajoute : « ce que nous appelons voir est toujours influencé et nuancé par le fait que nous connaissons (ou croyons connaître) ce que nous voyons »7. Et lorsque quelque chose est nouveau pour nous, on doit apprendre à voir.
L’énergie particulière de mes histoires – et notamment leur structure imprégnées des codes du fantastique – peut activer en toi de nouvelles façons de voir les choses, des prises de conscience sur ce que tu croyais possible et impossible et sur ce qui s’ouvre maintenant devant toi. L’expérience se réalise d’elle-même à travers ta lecture, ainsi que grâce à la conscience que tu poses sur l’expérience (ce que tu choisis d’en tirer comme leçons et nouvelles possibilités dans ton monde).
Différences de perception
Comme on l’a vu dans le chapitre 1, le fantastique va mettre en opposition deux façons d’approcher la réalité : celle qu’on connait, qui représente la normalité & celle qui perturbe, représentée par l’irruption d’un événement surnaturel qui oblige à remettre en cause ce qu’on croyait possible jusqu’alors.
Ce passage du Diable amoureux de Jacques Cazotte (1772) est représentatif de ce trouble soudain ressenti par le personnage entre les frontières du réel et du surnaturel :
Alvare, le protagoniste de l’histoire, se retrouve face à un être féminin à la fois bizarre et étrangement humain, qui prétend être une Sylphide d’origine, soit une créature mythologique qui vit dans les airs. Dit-elle la vérité ?
« Je ne concevais rien de ce que j’entendais. Mais qu’y avait-il de concevable dans mon aventure ? Tout ceci me paraît un songe, me disais-je ; mais la vie humaine est-elle autre chose ? Je rêve plus extraordinairement qu’un autre, et voilà tout. […] Où est le possible ?… Où est l’impossible ? ».
Tu le vois, le genre du fantastique pose plein de questions super intéressantes sur le rapport qu’on entretient avec le monde, sur les choses qu’on voit et pense vraies et celles qu’on juge impossibles.
Ai-je bien compris ce qui est arrivé ? Ne suis-je pas un peu bête de croire à cela ? Pourquoi cela serait-il possible ? Et si je me fais avoir par mes sens ?
Une oeuvre fantastique laisse entendre que le cours normal des choses est en train de chavirer et menace d’être renversé. Dans la nouvelle Le corps volé de H.G. Wells, le narrateur emploie des termes révélateurs pour raconter l’étrange situation du récit : « l’ordre des choses avait perdu son équilibre », « les limites de l’acceptable », « des impressions sans précédent », « un monde inimaginable »…
Une approche qui sous-entend qu’on dépasse une frontière établie pour entrer dans « autre chose », donc dans un autre possible. Jules Verne, pour installer une ambiance fantastique dans ses récits, se sert de lieux encore à l’écart de la civilisation tels que des îles perdues ou des sommets inaccessibles. Il se dirige donc vers des lieux intouchés par le rationnel/la conformité.
Dans un même ordre d’idées, j’utilise avec ma trilogie Au-delà des bornes le thème de la magie et de sa symbolique pour questionner nos limitations intérieures, notre manière d’appréhender le réel et de nous positionner dans le monde. Nadia, Ben, Sandro et Danny sont les quatre amis et personnages principaux de l’histoire. Lorsqu’ils font face à des phénomènes inhabituels (des objets qui bougent tout seuls, un livre capable d’enseigner la pratique magique), ils ont chacun leur réaction — curiosité, scepticisme, émerveillement, frayeur — et chacun leur avis sur ce qu’il convient de faire de telles pratiques : les explorer, les détruire, les utiliser ou encore les oublier. Autant de réactions étroitement liées à leur système de croyances et de pensées et, au final, à leur façon de considérer le monde et ses possibles.
Ainsi, le récit fantastique offre au lecteur la possibilité de s’affranchir de ses habitudes de pensée rationnelle pour atteindre une sorte d’illumination, de prise de conscience sur sa propre place dans ce monde.
Transgression
Tu perçois peut-être à présent en quoi ce rapport aux limites est puissant en terme de transformation personnelle, de récupération de ton pouvoir et de ta liberté d’être. Quelqu’un qui se croit piégé, incapable, impuissant est symboliquement bloqué par des barreaux, un poids, autrement dit une limite qui complique son avancée ou l’immobilise carrément.
Dans mon conte La Tour (dont tu peux faire l’expérience gratuitement ici), la jeune Célia passe ses journées entre les murs d’une tour de pierres, sans vraiment réaliser qu’il existe aussi autre chose.
Le fantastique t’invite à t’interroger sur les limitations qui te freinent dans ta propre vie : en les explorant, tu en viens à découvrir d’où elles viennent, pourquoi elles ont été posées là et ce que tu peux faire pour les dépasser.
Comme on l’a vu plus haut, pour les auteurs du XIXe siècle écrire du fantastique avait aussi une fonction sociale : recourir au surnaturel était une manière d’aborder des sujets autrement interdits par la censure. L’apparition dans l’histoire d’une femme sorcière démoniaque pouvait évoquer par exemple une sensualité marquée, l’appel d’un désir sexuel qui était condamné en leur temps. Il est intéressant de voir d’ailleurs que le fantastique de cette époque aborde souvent des thèmes autour de la folie, de la sexualité ou de la drogue : autant de domaines que la société de l’époque désapprouvait. Ainsi, « la fonction du surnaturel est de soustraire le texte à l’action de la loi et par là même de la transgresser »8.
Todorov utilise plusieurs fois le terme de « transgression » d’une limite communément admise pour parler des thèmes du fantastique. Limite entre matière et esprit, entre réel et imaginaire, entre convenable et indécent…
C’est puissant, car ce sujet de la transgression est important quand tu désires prendre ta place dans ce monde et te créer une vie selon tes propres règles.
Quelles limites viennent encore faire barrage à ta liberté personnelle ?
Quelles croyances véhiculées depuis l’enfance sur le monde, l’humain, les possibles, circulent dans tes veines et te limitent plus qu’elles ne te portent ?
Que dois-tu dépasser, reconsidérer, pour t’aligner à ce désir profond que tu ressens d’une vie qui fait sens ?
Les temps ont changé et ce qui subissait la censure sociale au XIXe siècle n’est plus forcément d’actualité (quoique…). Néanmoins, chaque époque a ses lois, ses censures et ses tabous qui enferment le monde dans des cases lourdes et oppressantes. Et comme on l’a vu plus haut, certaines croyances limitantes remontent à des siècles et des siècles de transmissions.
En tant qu’auteure du XXIe siècle, j’ai envie d’utiliser le pouvoir du fantastique pour transgresser des règles en vigueur depuis longtemps : cette croyance que nous sommes, pour la plupart, coincés dans une certaine forme de vie, incapable d’en changer et d’espérer mieux, obligés de se soumettre à un pouvoir extérieur sans lequel nous serions perdus et impuissants et qu’il faut donc respecter religieusement sans se poser de questions.
Dans un récit, le héros débute dans un monde aux règles établies et c’est lorsqu’il choisit plus ou moins directement de transgresser l’une de ces règles que l’équilibre bascule et que son aventure commence. Dans un récit fantastique, l’élément surnaturel devient l’opportunité pour le héros de transgresser les lois de son monde qui, bien souvent, l’oppressent.
Dans le tome 1 d’Au-delà des bornes, Nadia est une jeune fille curieuse et rêveuse qui s’ennuie dans son quotidien fait de règles et d’occupations prévisibles. C’est en partant à la recherche d’un repaire de voleurs avec ses amis qu’elle transgresse son premier interdit, en entrant dans une forêt profonde et effrayante contre l’accord de ses parents. Par la suite, ses amis et elle découvriront des objets mystérieux qui les feront douter sur la vraisemblance de leur aventure. Ont-ils rêvés ? Sont-ils concernés par cette énigme ? Que faire de cette « magie » qui semble bouleverser tout ce qu’ils croyaient savoir du monde et d’eux-mêmes ?
J’aime particulièrement faire surgir l’inexplicable propre au fantastique dans notre monde à nous, en plein jour, en plein coeur de la vie citadine moderne – en d’autres termes : dans notre normalité.
Cela dit, je peux aussi m’amuser à créer des lieux et des climats plus « propices au surnaturel » comme des cimetières, des maisons inhabitées ou un climat nocturne et tempétueux. C’est le cas de mes récits plus automnaux et halloweenesque, notamment de ma nouvelle Franky dans laquelle le jeune Victor décide d’appliquer une étrange formule un soir de pleine lune, pour faire revenir son chien décédé à la vie – mais peut-on braver la mort sans conséquence ?
À chaque fois, face à de telles situations, on plonge dans l’obligation de quitter un cadre de référence pour s’en construire un nouveau. De reconsidérer la frontière que l’on place normalement entre réalité et imaginaire.
Qu’est-ce que je considère comme vrai, comme possible dans ma vie de tous les jours ? À quoi choisis-je chaque jour de croire ?
Un récit fantastique n’aura pas le même coefficient d’irréalité en climat américain, européen ou asiatique9, ce qui montre bien que ce « réel » qu’on définit parfois comme vrai et immuable est différent selon les époques et les cultures. Le fantastique questionne donc notre rapport au réel et nous pousse à nous interroger sur les limites présentes dans notre propre vie. C’est dans cette relation de l’oeuvre au lecteur que se vit toute la puissance du fantastique.
Assumer sa singularité
Incarner son pouvoir personnel
Mais il y a encore plus.
Dans La Vénus d’Ille de Mérimée (1837), c’est la réaction d’un paysan face à une statue qui crée l’ambiance fantastique aux yeux du lecteur et installe le doute chez le protagoniste : « Elle [la statue] vous fixe avec ses grands yeux blancs… On dirait qu’elle vous dévisage ». Ici, la façon dont le paysan perçoit la statue a un impact sur le protagoniste du récit, qui va finir par s’interroger sur le mystère entourant la statue au fil de l’intrigue.
Tout au long du récit, celui qui hésite le plus face aux phénomènes étranges est le héros. C’est lui ou elle qui doit choisir, à un moment, ce qu’il fait de ces phénomènes, de ce qu’il entend autour de lui (les avis des autres). C’est à lui ou elle de choisir comment il les perçoit à son tour, comment il les intègre dans son monde. C’est, en somme, sa responsabilité de s’affirmer dedans, de choisir sa manière de vivre ses aventures et de considérer le monde et ses lois.
Autrement dit, une part de l’intrigue fantastique se construit autour de cette tension entre ce que le héros voit réellement, ce qu’il croit voir ou veut voir et l’interprétation qu’il en fait.
On l’a vu, dans ma trilogie Au-delà des bornes une bonne partie de la thématique et des symboles tournent autour de la magie, mais, surtout, de ce qu’on en fait : l’apparition du surnaturel me permet de questionner les effets du pouvoir et de la force intérieure de tout un chacun à travers l’usage que font les protagonistes de la pratique magique. Je vais même encore plus loin, en interrogeant ce pouvoir que nous possédons tous en nous et ce qui se passe quand on décide de l’utiliser, pour le meilleur et pour le pire. Car si nous pouvons récupérer notre pouvoir en brisant nos barrières, nous pouvons aussi nous perdre dedans et choisir la domination au détriment de ce qui compte vraiment pour nous.
Pour affirmer ta place dans ce monde et tracer ta propre voie, tu as besoin de comprendre en profondeur que ta stabilité est intérieure, que tu ne dépends pas de règles extérieurs pour tenir debout et que tu as les capacités de suivre ton chemin en toute indépendance, de remettre les choses en question et d’affirmer ce qui compte pour toi, sans que tout s’effondre autour de toi à cause de cette audace et de cette foi intérieure.
Et le fantastique te reconnecte à cette compréhension profonde.
Voir l’étrange ou la “folie” comme une audace admise
Tu as peut-être déjà remarqué que quand une situation détonne parmi le reste parce qu’elle est étrange, surprenante ou inattendue, tu vas d’autant plus t’arrêter pour vraiment la considérer. Si un arbre se déracine soudain pendant une tempête et percute ta terrasse (expérience vécue haha), tes voisins vont cesser de rentrer machinalement chez eux et vont à la place lever le regard, observer, s’interroger sur la situation.
Dans mes histoires, j’aime beaucoup introduire des personnages étranges, par leur allure, leurs remarques, leurs croyances, qui suscitent un mélange de peur et de curiosité chez les autres protagonistes du récit. C’est le cas du personnage de Samalio Wolks dans le tome 1 d’Au-delà des bornes, un ex-enseignant à la recherche d’un collier précis qui porte des chemises colorées sous son complet gris et dont le visage pâle est alourdi par d’étranges cernes verts. C’est aussi le cas de Stan Rockards dans le tome 2, un expert en occultisme qui chantonne des prières pour se donner du courage. Il plane une sorte de mystère autour d’eux, ils sont à la fois normaux (donc familiers car ce sont des humains comme toi et moi) et spéciaux de par leurs particularités.
Sinon, j’adore créer des décors et des atmosphères qui dégagent une sorte de mystère, d’étrangeté dans le familier via des détails parfois subtils comme l’agencement des meubles, le choix d’un décor si on est chez quelqu’un ou encore une allée résidentielle très silencieuse. C’est le cas de la foire de quartier dans Franky, des ambiances d’une Expérience des émotions ou encore du chalet La Rochaine dans Au-delà des bornes.
Le fantastique fait entrer de l’inattendu, de l’étonnant, de l’inouï dans l’histoire, ce qui sollicite l’attention du lecteur qui réalise qu’on s’écarte des règles connues. Grâce à ce procédé, le lecteur s’habitue peu à peu à voir des fantaisies, des bizarreries, donc des choses inhabituelles, comme faisant partie de l’intrigue sans l’effondrer. Ainsi, par effet miroir, il comprend à l’intérieur de lui que ses propres envies, même si elles s’écartent de la norme et créent de la surprise chez les autres, ont le droit d’exister et peuvent créer sa propre histoire.
Prenons à nouveau un exemple dans la peinture. Lorsque le peintre Le Parmesan décide d’étirer les proportions de sa Vierge pour se détacher de l’art parfait d’un Michel-Ange, il montre au public de son temps que l’harmonie n’est pas obligée d’être représentée par des formes conventionnelles mais peut aussi être atteinte par un procédé différent.
Laisser libre cours à sa vision et à sa manière unique de percevoir les choses, c’est pleinement s’assumer en brisant tous les carcans. Le fantastique est un initiateur de ce type à travers son aspect insolite qui dérange et interpelle.
Il est intéressant de remarquer que le thème de la « folie » (fréquent en fantastique) relève souvent d’une sorte de brouillard entre le réel et l’imaginaire. Et ne traite-t-on pas de « fou » quelqu’un qui décide d’agir autrement que le groupe ? Si la folie est d’oser aller au-delà de ce qui se fait, en se basant sur autre chose que des lois normalement admises et non remises en question, alors le fantastique est un super moyen de reconnecter à son propre rapport à son audace, à ses limites et à sa manière de prendre position dans le monde et les règles en usage.
Inquiétante étrangeté
Parlons maintenant du climat d’étrangetés et de peurs qu’installe très souvent le genre du fantastique dans un récit. On l’a vu, avec le fantastique et le concept d’inquiétantes étrangetés, nos repères habituels sont brouillés, ce qui est très utile pour passer de la conformité à une autre manière de vivre. Quand tu changes de regard sur les choses, le monde autour de toi se réorganise. Dans un premier temps, il t’apparaîtra peut-être étrange, perturbant, en tout cas nouveau, inhabituel, et cela demande souvent un temps d’adaptation qui peut générer peurs, doutes, confusion.
Face à un événement étrange, le lecteur est obligé d’aller au-delà de ce qu’il sait des choses/de la vie pour se concentrer sur ce qu’il voit vraiment. Quand on est face à ce qu’on connait, on avance avec des préjugés ; quand nos repères sont brouillés, c’est moins évident.
Todorov indique que « l’exagération conduit au surnaturel »10. Autrement dit, ce qui sort de la norme, de ce qui se fait habituellement, à une caractéristique surprenante, étonnante, douteuse parfois. Face à de tels phénomènes, on est bien obligés de quitter le connu, nos manières habituelles de penser et considérer les choses, pour prendre du recul, s’interroger et pénétrer le mystère présent.
Dans ma nouvelle Murmures, le personnage du récit découvre une souris blanche dans sa chambre et entend des murmures encourageants qui semblent provenir du rongeur. Cette apparition pour le moins étrange chamboule son quotidien d’écolier auparavant stressant et oppressant et le mène à se demander si, finalement, sa vie a des chances d’être inspirante et joyeuse.
Observons ce concept d’inquiétantes étrangetés de plus près, avec un artiste surréaliste : Giorgio De Chirico.
Avec son tableau Le Chant d’amour (1914), De Chirico a cherché à reproduire l’impression d’inquiétante étrangeté qu’on éprouve devant quelque chose d’inattendu et d’énigmatique11. Il a choisi d’assembler une tête de sculpture classique et un gant en caoutchouc dans une ville abandonnée. Face à de telles associations inhabituelles, on est obligé de vraiment regarder, de s’interroger. René Magritte a dit d’ailleurs de ce tableau qu’il représente une « vision nouvelle » dans les habitudes artistiques de l’époque. Ce qui rejoint mon propre but d’utiliser le fantastique pour t’aider à voir ta vie autrement.
En usant de leur imaginaire, les artistes créent une nouvelle réalité et te permettent à toi, en explorant leur art, de te créer la tienne. Les surréalistes avaient d’ailleurs pour intention de créer quelque chose de plus vrai que la réalité elle-même. De mon côté, j’ai envie de créer quelque chose de plus vrai que ces normes que l’on prend (à tort) pour une réalité figée et immuable.
En usant de procédés qui « chassent la raison » pour réaliser leur art (en s’inspirant de leurs rêves, en prenant des substances, en choisissant des thèmes au hasard etc), de tels artistes cherchaient à faire remonter à la surface ce qui est enfoui dans les profondeurs de la conscience.
On n’est donc pas loin de l’état du rêve, où les gens et les choses se mêlent et s’interchangent.
Ce concept est très intéressant à explorer car notre monde intérieur lui-même est fait d’inquiétantes étrangetés à travers ses rêves, ses angoisses, ses peurs quotidiennes. Y être confronté, c’est l’occasion d’aller explorer ses parts d’ombre.
Dans ma nouvelle Franky, je me sers du caractère inquiétant de la formule magique du mystérieux Tétranus, censée ressusciter les morts, et de la créature créée par le jeune Victor, pour te reconnecter aux émotions liées au deuil (le thème-clef de la nouvelle) et te permettre de les vivre et de les transformer en quelque chose de plus léger et porteur pour la suite.
Pour te vivre dans ta puissance, ton entièreté, libre, vivante, tu as besoin de réintégrer tes parts d’ombre. Et le fantastique est très intéressant pour cela aussi.
Rencontrer ses ombres
« Le surnaturel traite de choses qu’on ne comprend pas. Et du coup possiblement de choses qu’on ne comprend pas en nous. C’est pour cela que ça effraie autant. Pas parce que ça provient de l’extérieur, mais parce qu’on devine que ça vient de l’intérieur, que ça nous concerne intimement ».
Ces propos du réalisateur Olivier Assayas sont révélateurs de l’un de nos plus grands freins sur notre chemin de liberté personnelle : nous-même. Plus précisément : ces marques que l’on porte en soi, souvent sans en avoir conscience, et qu’on veut à tout prix faire taire, cacher, étouffer parce qu’on trouve ça moche, honteux, agaçant, limitant.
Ce n’est pas un hasard si beaucoup de thèmes traités par le fantastique relèvent de ce qui est angoissant et tabou (au sens de caché car pas montrable, pas compris) : les cauchemars, les peurs profondes, les êtres démoniaques…
Toute cette panoplie appartient symboliquement à la partie obscure de la psyché humaine : cette part tapie dans l’inconscient qu’on ne veut généralement pas voir. Nos failles, nos peurs, nos blocages, nos faiblesses, nos bas instincts, mais aussi nos erreurs et nos fantasmes. Bref, tout un monde très souvent catalogué de « mauvais » et auquel on ne veut surtout pas être identité, et qui pourtant n’est pas malsain : cela fait partie de l’expérience humaine et cette part de soi demande à être entendue si on désire se sentir à nouveau entier.e, vivant.e, pleinement présent.e à ce monde. Si on continue à l’éviter, à l’enterrer tout au fond de notre inconscient et à la laisser dans l’ombre justement, elle continuera à peser dans notre système, à nous faire souffrir et à nous limiter dans nos désirs d’indépendance, d’épanouissement et de liberté personnelle.
Et c’est sans doute parce qu’on craint tellement d’aller voir ce qui se passe en nous que l’inconscient collectif a généré autant de monstres, de dangers, de climats lugubres dans les mythes et les contes.
Comme le soulève Joseph Campbell12, l’objet premier de ces récits anciens est de révéler le chemin obscur, périlleux et labyrinthique de la voie intérieure, celle que l’on emprunte pour transcender nos tragédies personnelles. Lorsque le héros gagne le combat contre un être surnaturel par exemple, cet acte victorieux est avant tout psychologique. C’est, selon C.G. Jung, la véritable voie de la sagesse : l’acceptation de son ombre.
Personnellement, j’ai toujours été fascinée par les sujets propres au fantastique (l’apparition de monstres, de sorcières, de créatures inquiétantes) et par ses ambiances (les frayeurs vécues par le personnage face à un événement incroyable).
Il en ressort quelque chose d’effrayant et de curieux qui donne à la fois envie d’aller voir et de prendre les jambes à son cou. Tu as sûrement déjà ressenti cela face à une histoire ou une situation ?
Dans la structure narrative et dans le domaine des archétypes, l’Ombre est incarnée par l’Adversaire principal du héros et ses autres opposants : les hommes de main du méchant (pour schématiser), et toute personne se mettant en travers de son chemin.
Souvent, ces adversaires font peur parce que 1/ils sont cachés, on ne sait pas grand chose d’eux au début du récit, 2/ils sont cruels dans leurs agissements ce qui provoque une forme de dégoût, de rejet moral de notre part et 3/ils dérangent par des attributs « hors normes » : soit par leur physique (ils sont laids voire monstrueux), soit par leur apparence (ils se maquillent, se costument bizarrement) ou encore par leur occupation (ils contemplent leur environnement des heures durant au milieu des passants).
Pour Joseph Campbell, ce que l’on repousse représente notre profondeur inconsciente13. Ces eaux sombres et profondes dont on n’ose pas trop s’approcher.
Tu as peut-être remarqué que dans les mythes et les contes, ce qui annonce ou permet l’aventure au héros est souvent soit repoussant, soit terrifiant : un danger qui oblige à quitter le foyer, un vieil homme mystérieux qui suggère la voie à prendre. Dans notre propre vie, on a souvent le réflexe de considérer comme « mauvais » ce qui, en vérité, pourrait nous mener vers de nouveaux horizons. Une opportunité de voyage inattendue mais qui chamboule nos plans ; un confinement obligatoire qui nous enlève notre travail mais qui nous crée tout à coup l’espace de vraiment nous interroger sur nos désirs dans la vie…
Aller se confronter à ses parts d’ombre fait logiquement peur, mais l’expérience n’a pas à être traumatisante du tout. En ayant recours aux histoires par exemple, on part explorer ses profondeurs sans y être confronté directement puisque c’est en ressentant les émotions et l’évolution des personnages qu’on reconnecte à nos propres défauts, angoisses et limitations. C’est le fameux « processus de catharsis » dont parle Aristote à propos de la tragédie – mais qui peut s’étendre à tous les arts – qui offre un espace thérapeutique au spectateur.
Un auteur fantastique peut d’ailleurs être vu comme un explorateur des bas-fonds de la psyché humaine ; et les thèmes qu’il propose au lecteur sont donc une très bonne entrée dans l’exploration de ses parts d’ombre.
J’ai particulièrement exploré ce thème dans le tome 2 de ma trilogie Au-delà des bornes, notamment en jouant autour du symbole de la descente et des escaliers. En étant obligée d’aller explorer le mystère de son collier plus en profondeur, Nadia, la jeune héroïne de l’histoire, se retrouve confrontée à ses craintes de mal faire et à son désir de se sentir intégrée au groupe et admirée des autres. En descendant les marches d’une cave ou d’un sous-sol d’hôtel, elle rencontre des personnages étranges et mystérieux mais, surtout, elle entame une sorte de descente dans ses ombres intérieures, dont elle ressortira différente.
Aller voir son ombre, avec toute la douleur et les émotions que ça génère, c’est s’offrir la possibilité de lui retirer sa puissance destructrice, maléfique, et de devenir libre d’évoluer et d’aller pleinement vers les autres.
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EN CONCLUSION
Comme le remarque Viegnes, « le monde qui nous enveloppe de sa présence rassurante, ou du moins familière, est en fait un monde que nous avons saturé de nos représentations humaines »14. Tout ce que l’on voit, la manière dont on le voit, en dit beaucoup sur nous-même.
Toute image implique un certain regard et une certaine conscience de ce qu’on est en train de regarder. Si tu observes une baguette de pain par exemple, tu vas automatiquement l’associer à un répertoire familier : le fait de prendre ton petit-déjeuner de bon matin. Tu vas peut-être penser à ta cuisine, car c’est là que tu manges, ou à ton travail car le petit-déjeuner est relié à la nécessité de te maintenir en forme, en énergie, et être productif.ve, car c’est en restant performant qu’on prouve sa valeur…
Tout à coup retirer de ce contexte « normal », la baguette de pain perd peu à peu de sa familiarité et va gagner en étrangeté à tes propres yeux, comme tu peux le voir ci-dessous sur une peinture surréaliste de René Magritte.
Pourquoi ? Parce que l’objet baguette de pain commence à perdre les projections subjectives que tu lui rattachais, pour juste être « une baguette de pain », soit une forme oblongue de couler brune.
Tu es déconnecté.e un moment de ta manière habituelle de percevoir l’objet, et ce décalage provoque en toi ce mélange de frayeur et de curiosité (que Freud rattache à cette inquiétante étrangeté que peuvent prendre des choses familières dans certains contextes). Dans ce processus, tu es en train de voir la baguette de pain autrement. Tu es en train de créer un espace en toi pour recevoir autre chose, une autre réalité. Tu es en train de t’autoriser à reconsidérer ta réalité, ta norme. Pour la réécrire autrement.
C’est exactement cela qui se passe quand tu plonges dans une de mes créations. Tu fais un pas de côté sur ta façon habituelle de percevoir ton quotidien en étant face à des phénomènes fantastiques, et tu commences ainsi à prendre du recul sur ta situation, tes limites, tes possibilités. Là où tu te pensais peut-être incapable et inutile, tu vas commencer à percevoir que tu te trompais, qu’il existe en fait d’étonnantes ressources et richesses en toi-même qui attendent juste que tu les actives.
Si tu as du mal à comprendre ce que je t’explique là, ce n’est pas grave du tout, le processus que je t’offre via mes créations se produira quand même parce qu’il est avant tout inconscient. Mais je tenais à t’en partager plus sur mon processus créatif pour que tu puisses avoir un aperçu plus « intellectuel » des mécanismes en place et du pourquoi je te présente mes oeuvres comme puissantes et libératrices.
Je t’ai partagé ici ma vision du fantastique et ma façon particulière de l’utiliser dans mes oeuvres, en tant que force perturbatrice de ta vision actuelle du monde et de toi-même pour t’inviter à élargir ou modifier ton regard d’une façon qui contribue bien plus à ta capacité à reprendre ta vie en main en t’y sentant puissant.e, capable, libre et inspiré.e.
En résumé, reproduire le réel tel quel ne m’intéresse pas. Si je raconte les réalités du monde quotidien dans mes histoires, c’est pour mieux plonger ensuite dans ses bas-fonds (tout ce qui ne se dit pas et est censuré par des règles en vigueur) et voir au-delà (ce qui se tient derrière ce qu’on appelle « réalité », les possibles parfois encore mystérieux de ce monde). Le fantastique, à travers ses intrigues et ses ambiances étranges, effrayants ou surprenants, nous rappelle que ce qu’on a décidé d’appeler « réalité » n’est pas un tout aussi cohérent et fiable qu’on aimerait bien le croire. Et les mystères dont sont imprégnés ces types de récits nous véhiculent l’idée que la réalité ordinaire n’est que la surface des choses qui sont, elles, porteuses d’un sens caché, profond, qui vient se dévoiler à celles et ceux qui sont prêt.es à voir le monde sous un regard neuf. Dans mes oeuvres, ce regard est celui de l’explorateur (et de l’exploratrice) conscient des richesses de ce monde, de sa place dedans, et de sa capacité à en profiter à sa manière. Le fantastique t’invite à explorer en profondeur les multiples couches de cette réalité universelle dans laquelle nous vivons et évoluons au quotidien.
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1. Définition d’après le cnrtl.fr.
2. Michel Viegnes, Le fantastique, ed. Flammarion, p.123.
3. Gaston Bachelard, cité dans Michel Viegnes, Le fantastique, ed. Flammarion, p.38.
4. Alberto Angela, Le regard de la Joconde, ed. Payot et Rivages.
5. Cité dans Bernard Werber, La Révolution des Fourmis, ed. Albin Michel, p.32.
6. E.H. Gombrich, Histoire de l’art, ed. Phaidon, p.27.
7. E.H. Gombrich, Histoire de l’art, ed. Phaidon, p.432.
8. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, ed. Points, p.167.
9. Michel Viegnes, Le fantastique, ed. Flammarion, p.32.
10. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, ed. Points, p.82.
11. E.H. Gombrich, Histoire de l’art, ed. Phaidon, p.455.
12. Joseph Campbell, Le héros aux mille et un visages, ed. J’ai lu, p.48.
13. Joseph Campbell, Le héros aux mille et un visages, ed. J’ai lu, p.80.
14. Michel Viegnes, Le fantastique, ed. Flammarion, p.37.
Récapitulation de mes histoires sous la loupe du fantastique (pour que tu fasses ton choix selon ce qui te fascine)
> Au-delà des bornes (trilogie) : caractère ambigu de certaines péripéties, ésotérisme (inspiration de traditions occultes, secrètes, magiques dans un cadre contemporain), étrange (via le comportement de certains personnages et l’ambiance de l’enquête policière qui défie la logique rationnelle des amis enquêteurs), frisson de l’inconnu, rencontre avec nos ombres, lecture dite herméneutique et symbolique (le récit soulève beaucoup de questions et de métaphores).
> Franky (nouvelle) : créature artificielle et savant qui joue à Dieu, étrange de type gothique (via les décors d’Halloween et les décors nocturnes), frisson de l’inconnu, rencontre avec nos ombres.
> Murmures (nouvelle) : événement surprenant qui perturbe le cours normal des choses.
> Le chapeau d’Irma (nouvelle) : fantaisie (le récit se passe dans un autre monde que le nôtre), dystopie, une forme d’absurde/d’humour noir pour dénoncer la cruauté humaine, étrange de type gothique (via le thème de la Sorcellerie et les décors), rencontre avec nos ombres.
> Disparition (nouvelle) : dystopie, une forme d’absurde/d’humour noir pour dénoncer la cruauté humaine, thème de la Mort, rencontre avec nos ombres.
> La Tour (conte) : son genre est celui de la fantaisie et du merveilleux, car l’univers est entièrement imaginaire et plutôt enchanteur, mais il s’y passe un événement inattendu que l’héroïne va trouver bizarre, déconcertant.
> Les histoires de ta vie (nouvelle) : événement surprenant qui perturbe le cours normal des choses.
Ouvrages de référence cités dans cet article :
> Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, ed. Points.
> Michel Viegnes, Le fantastique, ed. Flammarion.
> Joseph Campbell, Le héros aux mille et un visages, ed. J’ai lu.